[Interview] Health (John Famiglietti)

Grâce à la série des Dark Souls, le studio japonais From Software et son directeur Hidetaka Miyazaki avaient déjà revitalisé tout un pan de l’industrie du jeu vidéo, avec une approche à la fois cryptique et exigeante. Leur dernier jeu majeur, Elden Ring, s’est vendu à 25 millions d’exemplaires à date et est ainsi devenu un phénomène de masse. Les attentes autour de son extension, Shadow Of The Erdtree, sont conséquentes et dans ce contexte, il nous semblait intéressant d’échanger avec un joueur passionné en plus d’être un musicien chevronné : John Famiglietti de Health. Un choix loin d’être innocent, puisque Health a un passif particulier avec le jeu vidéo depuis sa collaboration avec Rockstar Games pour la B.O de Max Payne 3. Ensemble, nous avons débattu sur la place du jeu vidéo dans le monde de l’art et de l’importance de la musique dans ce média, From Software étant évidemment au cœur de l’échange avec la sortie du moment.

Par Antoine Duprez

En synthétisant les arts graphiques, la musique et le cinéma avec l’interactivité, le jeu vidéo est-il la forme d’art ultime ?
John Famiglietti : Je ne pense pas… le jeu vidéo est sans aucun doute un art, mais l’interactivité change complètement la donne dans ce débat. Le grand journaliste Roger Ebert soutenait que le jeu vidéo n’était pas un art, tout en étant un ardent défenseur de ce média, un débat qu’il serait bien difficile de résumer ici. Il y a évidemment une forme de magie dans la manière dont tu reçois ce que les développeurs te proposent, mais… tu vois, le jeu vidéo n’a pas encore eu son Citizen Kane ou son Guerre et Paix. Je pense que ça arrivera, mais personne ne peut en être certain… Après, tu as des jeux comme Elden Ring, qui sont incroyables et me passionnent autant que n’importe quelle autre grande œuvre d’art. De mon point de vue, ce genre de jeu pousse le média dans ses derniers retranchements. Et si je devais argumenter pour soutenir que le jeu vidéo est la forme d’art ultime, les jeux From Software seraient sans doute l’un des meilleurs exemples, en ce qu’ils révèlent des émotions et des thématiques uniquement par le biais du gameplay. Et c’est là que ça devient vraiment intéressant et profond. Tu remarqueras que souvent, une œuvre d’art gagne en intérêt quand elle utilise son média au maximum de son potentiel. Prenons l’exemple d’un film, il peut te transmettre quelque chose de profond uniquement par le visuel. Si tu suis un cours d’écriture de scénario, on va te dire « ne raconte pas les choses, montre-les ! » et ça te donne la fin de Usual Suspects : au lieu de te l’expliquer par le dialogue, on te montre simplement un gars en train de boiter qui se met à courir. Et là tu te dis naturellement « Aha ! Il faisait semblant de boiter ! » Si un jeu arrive à te faire faire passer ce message purement à travers le gameplay, on tient quelque chose. Bref, je répondrais non à ta question, mais c’est peut-être le cas, qui peut le dire ? (Rires) Peut-être que la réalité virtuelle va vraiment changer la donne et te permettre de « vivre » une histoire. Il est difficile de se projeter.

Quand as-tu commencé à t’intéresser aux jeux vidéo ?
Comme beaucoup de gens, quand j’étais enfant. Des gamins de mon entourage avaient des consoles. À cet âge, l’effet est irrésistible, c’est incroyable. À mon époque, la NES était la console reine et j’ai aussi pu tester l’Atari 2600.

Tu t’es récemment fait tatouer le logo From Software sur le torse. Tu as perdu un pari ? (Rires)
Cette idée me trottait dans la tête depuis un moment, je trouvais ça très drôle. Tout le monde a essayé de m’en dissuader, mais porté par l’euphorie de la sortie d’Armored Core 6, j’ai sauté le pas. (Rires)

Jake (NdR : Jake Duzsik, chanteur/guitariste) et Benjamin (NdR : Benjamin Jared Miller, batteur) sont-ils aussi passionnés que toi ?
Pas du tout, ils ne jouent même pas ! (Rires) Ils y ont été exposés dans leur jeunesse, je sais que Jake aime bien Super Mario et Tetris, mais ils n’ont pas de console. Si tu leur parles d’Elden Ring, ils vont te demander ce que c’est ! (Rires)

Parlons donc d’Elden Ring. Sur votre dernier album Rat Wars, la première chanson est titrée « Demigods ». Doit-on y voir une référence au jeu ? (NdR : Dans Elden Ring, les « demigods » sont les ennemis majeurs du jeu.)
Oui et non… et tu me forces à révéler un secret. (Rires) Jake écrit les paroles dans Health, il n’y a donc aucune référence au jeu dans les paroles. Mais si tu écoutes bien le morceau, tu peux entendre des sons du jeu… il y a un commentaire un peu meta à la fin de la chanson, les synthés s’effacent et tu entends un gros « bonk », qui est le son que tu entends quand tu appuies sur « commencer une partie » dans Elden Ring. Symboliquement, on dit à l’auditeur se préparer pour un périple intense, un peu comme au début d’Elden Ring.

Quel jeu From Software recommanderais-tu à nos lecteurs pour découvrir leur univers ?
Depuis que j’ai joué à Demon’s Souls (NdR : sorti en 2009), je fais mon possible pour parler autour de moi de From Software et de la magie de leurs jeux. Longtemps, il n’a pas été facile de pousser les gens à les essayer, mais avec la sortie d’Elden Ring tout a changé. En fait, ce jeu a été pensé comme une porte d’entrée. En mélangeant leur approche du jeu vidéo avec un gameplay à la Zelda, ils ont réussi à supprimer une bonne part de la frustration des anciens jeux : au lieu d’être bloqué dans une zone, tu peux aller voir ailleurs. Ils ont aussi beaucoup amélioré la quality of Life, (NdR : des éléments qui permettent de rendre un jeu plus facile à jouer sans en modifier le gameplay) ce qui le rend un peu moins déprimant. (Rires) Bref, Elden Ring est probablement le meilleur jeu pour débuter. Cela dit, pour quelqu’un qui n’a pas froid aux yeux, je conseillerais de commencer avec le premier, Dark Souls, parce que je trouve la manière dont le concept t’est révélé absolument parfaite dans ce jeu. À certains égards, Dark Souls reste mon From Software préféré, et comme ils ont ajouté des nouveautés au fur et à mesure, je pense qu’il est intéressant d’y jouer dans l’ordre de sortie. C’est d’autant plus vrai qu’une fois que tu as goûté à Elden Ring, il est difficile de revenir à la rigidité des anciens jeux. Cela dit, la jouabilité de Dark Souls 3 est très proche de celle d’Elden Ring. C’est un vaste débat, mais de mon point de vue, Elden Ring a tout d’un Dark Souls 4.

Si Health était un jeu vidéo ?
Il existe déjà un jeu Health : on a créé un clone de Vampire Survivors, Rat Wars Survivors. Tu peux y jouer sur itch.io. Sinon, on a commencé à travailler sur un vrai jeu Health, mais on est bien loin de pouvoir annoncer une date de sortie, on fait ça petit à petit. En tout cas, j’adorerai sortir un jeu Health dont nous aurions nous-mêmes composé la musique. Les gens disent en blaguant que la musique de Health serait parfaite pour Dark Souls, ce qui n’est pas totalement vrai, mais ça me m’amuse ! Et pour répondre à ta question, je ne vais pas te surprendre en disant que notre jeu se déroulera dans un univers de science-fiction.

Health a composé la musique de Max Payne 3. Était-ce une expérience aussi gratifiante que travailler sur un album ?
C’était extrêmement gratifiant et évidemment très différent. Quand tu composes pour un jeu vidéo, tu n’as qu’un rôle d’assistance, ce n’est pas toi qui mènes la barque. Mais d’un autre côté, j’ai trouvé ça très libérateur, parce tu peux te concentrer sur le fait de rendre l’expérience de jeu encore meilleure. On nous a laissé énormément de liberté créative sur ce projet, on a vraiment pu se lâcher. Je suis très reconnaissant envers Rockstar Games de nous avoir fait confiance.

Quelle est l’importance de la musique dans le jeu vidéo selon toi ?
C’est vital et il suffit de couper la musique d’un jeu pour s’en rendre compte : l’expérience devient beaucoup plus aride. Ce qui vaut aussi pour le cinéma, d’ailleurs. La musique est là pour communiquer des émotions et il est difficile de faire sans. Il existe un paquet de musiques incroyables dans le domaine du jeu vidéo, y compris sur les vieux jeux, où elle est omniprésente et très mise en avant.

D’ailleurs, préfères-tu l’approche musicale old school en 8BIT ou l’approche plus moderne ?
Les musiques de jeux 8BIT sont souvent incroyables. Elles tournent en boucle la plupart du temps, sans lasser l’auditeur quand elles sont bien faites. Mais j’aime tous types de musique de jeu, aussi bien old school que moderne. Je pense que ma musique de jeu préférée tous genres confondus est celle de Streets Of Rage 2, mais j’adore aussi celle des Mass Effect. Je pourrais en citer tellement…

Selon toi, la musique doit-elle être omniprésente dans un jeu ou au contraire, présente uniquement à certains moments clés comme dans Shadow Of The Colossus/Dark Souls ?
On en revient à Elden Ring et son atmosphère nettement moins oppressante que ses prédécesseurs : le fait que l’accompagnement musical soit omniprésent est un autre paramètre qui va dans ce sens. À l’inverse, dans Dark Souls la musique n’apparaît que durant les phases de boss (NdR : et à d’autres rares moments), ce qui rend l’ambiance du jeu particulièrement austère. (Rires) La présence ou la non-présence de musique ne me dérange pas, tant que ce choix se marie bien avec le jeu en question.

Écoutes-tu des B.O. de jeu vidéo comme on le fait avec des albums ?
Oui, ça m’arrive. Étant joueur de Donjons & Dragons, j’en utilise aussi comme accompagnement musical.

As-tu des boss From Software favoris ?
Hum, je peux citer Genichiro de Sekiro… je pense qu’on peut admettre que Sekiro a les meilleurs boss de l’ère Miyazaki. Dark Souls 3 compte aussi d’excellents boss. C’est un peu ironique : les boss les plus mémorables sont souvent les plus difficiles et donc ceux qui te font passer un « mauvais » moment ! (Rires) Si on revient à Sekiro, je me dois de citer le singe, il est particulièrement relevé et je pense qu’il est impossible à battre sans se renseigner sur Internet, ce que je déteste faire. Sekiro requiert une discipline particulière, comme si tu allais pointer au boulot… « OK, je n’ai rien à faire aujourd’hui, je vais battre ce boss. » Et ça te prend six heures. (Rires)

Le fait que le singe te lance de la merde est un bon révélateur de l’état d’esprit du studio : le boss est déjà difficile, mais ils ont ajouté ce savoureux détail pour t’agacer encore plus…
Miyazaki a un côté sadique, c’est sûr.

Selon toi, quelle serait la direction à prendre pour le prochain jeu From Software ?
Shadow Of The Erdtree aura énormément de contenu et c’est ce que les joueurs voulaient. J’espère qu’ils reviendront à des jeux à une échelle réduite, un peu comme ce qu’ont fait les frères Coen : après le succès énorme de Fargo, ils ont tourné The Big Lebowski et ont pris tout le monde à contrepied. Même chose après l’oscar de No Country For Old Men : ils ont brouillé les pistes en sortant Burn After Reading, un film complètement différent et beaucoup plus modeste à tous niveaux… J’ai bien aimé le fait qu’ils intercalent Armored Core 6 entre Elden Ring et Shadow Of The Erdtree. Je trouverais intéressant qu’ils sortent quelques jeux d’une échelle équivalente à Sekiro, puis reviennent à un format comme Elden Ring dans six ou sept ans. Honnêtement, je n’ai pas envie que tous les jeux From Software prennent plus de 100 heures à finir. (Rires) Je pense qu’ils vont partir sur de nouvelles licences parce qu’ils sont actuellement en phase de recrutement. On verra bien. C’est marrant parce qu’on pourrait faire une analogie entre From Software et Metallica : au début, ils étaient cette boîte de développement underground au-dessus de la mêlée, puis avec Elden Ring ils ont sorti leur Black Album et sont devenus mainstream. Je peux prendre le pari qu’il y a beaucoup de joueurs parmi vos lecteurs. (Rires)

Pour conclure, aurais-tu d’autres recommandations à nous faire, au-delà du catalogue From Software ?
Oui, il y a Balatro, un super jeu de cartes indépendant. Je recommande aussi aux joueurs d’acheter un Steam Deck, c’est très pratique, un peu comme une Nintendo Switch pour PC. C’est que j’utilise pour jouer en tournée, c’est très pratique et fonctionnel. Je peux aussi citer Manor Lords, un magnifique jeu de simulation médiévale. Je joue aussi à Street Fighter 6, je ne pensais pas tomber dans les jeux de combat, mais c’est arrivé ! De fait, je m’occupe en attendant Shadow Of The Erdtree et je ne jouerais qu’à ça quand il sortira. Qui sait-ce qu’ils feront après, ça sera génial dans tous les cas. Et même s’ils se plantent, comment ne pas admirer leur parcours jusqu’ici ? Encore une fois, on peut les rapprocher de Metallica sur ce point : ils ont influencé toute une scène et poussé leur art dans une nouvelle direction.